J’observe aujourd’hui une dissonance cognitive dans les métiers dits « créatifs ». D’un côté, nous avons le graphiste qui retouche des visuels sur Photoshop, assis dans la pénombre, stylet à la main. Il applique un « Flou Gaussien » pour adoucir une atmosphère, utilise un « Calque de réglage » pour dramatiser une lumière, ou l’outil « Correcteur » pour effacer une imperfection. Ca fait longtemps que plus personne ne l’accuse de tricher. Personne ne lui reproche de ne pas avoir peint chaque pixel, comme si ces petits carrés de lumière RVB n’avaient pas leur mot à dire. On le félicite même pour son œil, sa sensibilité, sa capacité à sublimer le réel par la technologie. C’est un artisan de l’image.
De l’autre, nous avons l’utilisateur de l’intelligence artificielle, assis face à un curseur clignotant. Il demande à un large modèle de langage (LLM) de proposer dix variations d’un concept, d’hybrider deux styles narratifs, ou de polir une syntaxe. Lui, on le regarde de travers. On le soupçonne de paresse intellectuelle. On dit que ce n’est pas lui qui « crée ». Pourquoi cette frontière plus morale qu’éthique ? Pourquoi acceptons-nous la médiation technologique quand elle touche aux pixels constituants la matérialité d’une image, mais la rejetons-nous quand elle touche aux concepts véhiculés par des mots ?
Pour éclaircir ces questions, faisons l’hypothèse que manipuler des mots (ou plus précisément des tokens pour la machine) est l’équivalent de manipuler des pixels avec un logiciel de retouche. Peu importe que l’unité soit le mot ou le carré de lumière : c’est l’agencement qui fait l’œuvre. Pour légitimer l’usage de l’IA, il faut d’abord démystifier les outils que nous utilisons. Nous avons oublié à quel point Photoshop est déjà une intelligence artificielle depuis plusieurs années. Lorsque vous appliquez un filtre sur une image, vous n’agissez pas directement : vous ordonnez. Vous déléguez à un algorithme le soin d’appliquer une logique mathématique complexe à une matrice de millions de pixels. Le talent du photographe ou du graphiste ne réside pas dans le calcul matriciel du flou, mais dans la décision d’appliquer ce flou à cet endroit, avec une intention et une intensité précise.
C’est dans l’intention que réside la légitimité du prompteur créatif, qu’il travaille le pixel ou le neurone artificiel. L’outil, aussi puissant soit-il, n’a aucune volonté. Il génère du possible, pas du sens, car le sens est un pont jeté vers un destinataire et la machine ignore qu’il y a quelqu’un au bout de la chaine. L’algorithme ne se soucie pas d’émouvoir ; il complète des motifs. C’est l’intention et le jugement qui tranchent dans le bruit pour extraire le signal capable de toucher l’autre et digne d’être reçu. Un prompt n’est pas une commande magique, c’est la cristallisation d’une vision offerte à un regard. Si l’intention est pauvre, l’IA produira des clichés. Si l’intention est motivée, riche, cultivée et précise, l’IA deviendra le prolongement de l’esprit. La noblesse ne se perd pas dans l’outil, elle se maintient dans la direction qu’on lui donne.
Si l’on accepte que l’IA est un outil de retouche de la pensée, les gestes techniques se transposent aisément. Ce que l’on appelle « collage » ou « compositing » dans Photoshop devient de l’hybridation sémantique avec l’IA : demander de réécrire un conte de fées avec le ton clinique d’un rapport de police, c’est faire du collage de styles. L’outil « Correcteur » qui gomme les défauts de la peau devient une fonction de polissage syntaxique, où l’auteur garde la paternité du fond tout en nettoyant la forme. Même les accidents ont leur parallèle : l’hallucination du modèle est une erreur féconde que l’artiste peut saisir pour sculpter l’inattendu, une goutte de sérendipité dans un monde de données brutes.
Et cette maîtrise commence bien avant l’accident, dès le choix du support à vrai dire. Le photographe ne choisit pas sa pellicule au hasard ; il sélectionne un film pour la chaleur de ses teintes ou un noir et blanc pour son contraste dramatique. De la même manière, l’opérateur conceptuel ne doit pas subir le modèle de langage. Chaque LLM possède sa propre colorimétrie intellectuelle, sa propre texture de pensée. Choisir son modèle, c’est décider, avant même d’écrire le premier prompt, si l’on veut une pensée au grain fin et lisse (pour la structure), ou une réflexion saturée et « hallucinée » (pour la poésie). La direction artistique commence là : dans le refus de la voix standardisée de la machine.
Une fois le modèle choisi, de même que l’on se plonge dans les préférences d’un logiciel de création, l’opérateur peut s’intéresser aux paramètres de son LLM, comme l’ingénieur du son sur sa console ou le graphiste avec les préférences de son logiciel. La « Température » devient est le potentiomètre de l’audace. La régler à 0, c’est exiger une obéissance glaciale; la monter à 0,8 ou plus, c’est injecter de la fièvre dans le système et autoriser l’exploration. À ses côtés, les paramètres « Top-K » et « Top-P » peuvent agir de concert pour filtrer la banalité, aller chercher des concepts rares dans la longue traîne des probabilités.
L’usage le plus exigeant des LLM n’est d’ailleurs pas de leur demander de faire les choses à notre place, mais de les utiliser pour épuiser les évidences. Un LLM, au fond, c’est un peu comme la fonction Ctrl+Z appliquée à l’imaginaire. En demandant à une IA de générer dix idées pour un projet, elle servira probablement dix clichés moyens. L’utilisateur averti regarde ce résultat non pas comme une fin, mais comme un début : il sait maintenant exactement ce qu’il ne faut pas faire. L’IA devient une machine à accélérer l’échec, telle une touche Avance rapide pour traverser le ventre mou de la créativité.
L’arrivée de ces outils ne signe donc pas la fin du créatif, mais sa mutation vers une figure plus globale d’opérateur conceptuel. Jusqu’ici, nous étions parfois limités par la technique ou notre rapidité d’exécution ; nous ne sommes désormais limités que par la précision et l’étendue de notre vision et de notre culture. L’IA démultiplie les possibles en générant autant de variations que nécessaire. Face à ce flux, le talent se déplace : il ne s’agit plus seulement de savoir produire, mais de savoir juger. La compétence technique laisse de la place à la compétence critique.
Utiliser l’IA en gardant sa dignité humaine, c’est refuser la position du consommateur passif pour retrouver le sens premier du mot ordinateur. Non pas un simple computer qui calcule, ou un simple exécutant sur un clickodrome, mais une entité qui ordonne. L’IA n’est pas une machine à remplacer l’humain, c’est une machine à titiller. Elle nous force à être plus précis dans nos demandes, plus radicaux dans nos choix.
Dans ce dialogue humain-machine, il n’y a pas de triche, juste une exigence nouvelle : celle de ne jamais se satisfaire de la moyenne, puisque la moyenne est désormais automatisée.


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